L’incendie de la cathédrale parisienne le 15 avril a soulevé un mouvement de générosité sans précédent… mais aussi cristallisé l’ensemble des débats sur la générosité, et sur la fiscalité associée, qui agitent le secteur de la collecte de fonds. Retour sur un événement hors-norme.

 

 

Il s’appelle Thomas. Il a 8 ans. Il demande : « Et toi maman, tu vas donner des sous pour reconstruire Notre-Dame« . Elle répond : « Oui, je vais donner 20 euros« . Il médite le montant – astronomique au regard de ses deux euros hebdomadaires d’argent de poche, gagnés en descendant les poubelles de recyclables – et tranche : « Alors moi je vais donner deux euros« . Il part vers sa chambre, ouvre sa tirelire et revient, nanti finalement de trois pièces de un euro. Pourquoi Thomas vient-il de donner presque le tiers de son « salaire » mensuel ? Parce qu’à huit ans déjà, il sent instinctivement que donner c’est faire société. C’est s’inscrire dans l’histoire qui s’écrit. C’est ne pas rester impuissant devant le drame. Chacun à sa mesure. Ou à sa démesure…

 

C’est bien ces questions du besoin d’agir, de s’engager, vite, très vite qui a d’abord posé question dans cette affaire de la générosité pour Notre-Dame. Acte 1 : à 20h40 le 15 avril, deux heures à peine après le début de l’incendie, des cagnottes fleurissent déjà par dizaines sur Leetchi ou GoFundMe (voir cet article du Parisien), créées par des particuliers véritablement peinés ou des opportunistes peu scrupuleux. Première controverse sur les réseaux sociaux, avec nombre de messages d’alerte et de « Attention à qui vous donnez« , qui amènera les plateformes à prendre position en censeur / vérificateur de la validité des cagnottes (voir l’article du fil CheckNews de Libération) et à assurer qu’elles garantiront que l’argent sera bien versé à la cause. Pas certain que ce rôle s’inscrivait dans leurs missions d’origine, mais il s’impose désormais à elles de manière récurrente, les posant face à leurs responsabilités d’intermédiaires sous l’aiguillon du spectre juridique (voir notamment l’article de Numérama sur l’enquête ouverte par le Parquet de Paris sur les cagnottes et opérations téléphoniques de collecte frauduleuses).

 

Acte 2 : vers 22h00, alors que la cathédrale brûle toujours, la Fondation du Patrimoine annonce le lancement d’une collecte officielle pour le lendemain. Son site explose en vol, hors ligne dans les minutes qui suivent (et encore difficile d’accès le lendemain). Absorber l’élan de générosité de l’ « urgence » à l’heure des réseaux sociaux n’est pas toujours aisé…  Une semaine plus tard, Guillaume Poitrinal, Président de la Fondation annonçait que la Fondation avait collecté plus de 160M€, dont 20M€ venant des particuliers, auprès de 200.000 donateurs dans une interview à Radio Classique. Selon lui, les trois autres entités adoubées du sceau officiel de la collecte (Fondation Notre Dame, Fondation de France et Centre des Monuments Nationaux), auraient collecté 2 ou 3 millions d’euros chacune à cette date.

 

Alors que la France s’est couchée sur les braises de Notre-Dame, sur la question d’agir et de donner, elle se réveille sous le feu d’artifice de la générosité. Dans la nuit, déjà 500 M€ donnés par trois grandes fortunes (les familles Arnault, Bettencourt…) et leurs entreprises. Très vite, l’addition grimpe à 850 millions d’euros avec les promesses de contribution d’autres entreprises, de collectivités territoriales, de pays étrangers. 48 heures après le début de l’incendie, l’estimation s’arrondit à un milliard. Les médias arrêteront quasiment de compter ensuite. C’est déjà presque trop de dons… Dons financiers, dons en nature, mécénat de compétences, etc.

 

Acte 3 : alors que la philanthropie a pris le devant de la scène – inhibant au passage la générosité du grand public ? – la question de la défiscalisation la rattrape, forçant les milliardaires français à publiquement annoncer qu’ils ne prétendront pas à leurs avantages fiscaux sur ces contributions. Un pan de la controverses s’égare du côté de l’éligibilité de la cathédrale au statut de Trésor National (90% de déduction), tandis qu’un projet de loi express est annoncé dès le 17 avril pour porter la déduction des particuliers à 75% pour les dons allant jusqu’à 1000€. La question de la « générosité comme niche fiscale », discrètement récurrente ces dernières années, devient un débat à médias ouverts (jusque dans les Inrocks par exemple). Avec un potentiel impact sur le groupe parlementaire qui planche aujourd’hui sur la question de la limitation des avantages fiscaux liés au mécénat ?

 

Alors que ce débat fiscal agite largement les médias, un autre monte peu à peu : celui du « trop de dons pour une cathédrale ». La Fondation Abbé Pierre tweete ainsi dès le lendemain de l’incendie « 400 millions pour #NotreDame, merci @KeringGroup @TotalPress @LVMH pour votre générosité : nous sommes très attachés au lieu des funérailles de l’Abbé Pierre. Mais nous sommes également très attachés à son combat. Si vous pouviez abonder 1% pour les démunis, nous serions comblés« . Le débat est lancé, il s’embrase sur les réseaux, il se répand dans les médias (voir par exemple cet article du Monde). Il s’étend à nombre de sujets (précarité, environnement), ouvrant la question de la hiérarchie des causes (à laquelle s’attaque par exemple Axelle Davezac, DG de la Fondation de France, sur le site de France Info).Et il s’internationalise, du Brésil à la Chine souligne notamment Pierre Haski dans sa chronique géopolitique sur France Inter le 18 avril.

 

Les sujets de débat continuent à s’aligner dans tous les médias possibles : sur les arrondis en caisse au profit de la reconstruction (à lire dans Glamour par exemple), sur la contribution « politicienne » des collectivités locales (voir Le Monde) ou encore sur cette supra-générosité « réparatrice » quand la collecte lancée l’an passé pour la rénovation de Notre-Dame avait peiné à rassembler (voir entre autres le sujet de NBC aux USA). Alors, dix jours à peine après que France Générosités a entériné une baisse des dons de 4,2% en 2018 pour le secteur des associations et fondations françaises (voir notre article du 10 avril), alors que les campagnes IFI commencent à battre leur plein, que les inégalités sociales sont plus que jamais sur le devant de la scène, que devons-nous, en tant que fundraisers, retenir de ce cas d’école hors-norme ? De cette catastrophe patrimoniale aux allures de catastrophe humanitaire ? De cette accumulation de débats sur le don ?

 

D’abord, que oui, d’une certaine manière, cet élan de générosité fait du bien. Que cette envie de faire société par le don, du petit garçon de 8 ans au milliardaire du luxe, est un signal positif… avec toutes ses dérives, ses limites et ses débats, essence même du sujet de société. Que ces débats nous posent face à nos responsabilités de professionnels de la collecte : ne pas transiger sur notre professionnalisme, protéger l’éthique de notre métier,  permettre aux médias, aux faiseurs de lois, aux donateurs, aux philanthropes… de s’éduquer aux enjeux du don, de sa fiscalité, de ses rouages complexes. En prenant le temps, même quand la machine médiatique s’emballe (donc en se préparant à la crise), de ne pas céder aux sirènes de la simplification. Ni à l’urgence de la controverse.