En amont de Giving Tuesday, l’AFF organisait un webinaire au cours duquel près de 120 participants se sont penchés sur un sujet encore discret dans la philanthropie française : comment, et pourquoi, financer la démocratie et la liberté de la presse ? Au croisement des regards de Mathilde Rivoire (Fonds pour la Démocratie), Caroline Nourry (The Conversation) et Perrine Daubas (Kometa / RSF), un constat s’impose : soutenir le pluralisme devient un enjeu stratégique, mais un enjeu très fragile faute de financements. Pourtant, cette cause en émergence, propose des modèles et des ressorts desquels tous les fundraisers pourraient s’inspirer. Retour sur les débats passionnants du 27 novembre dernier.

Les signaux d’alerte se multiplient : montée de la désinformation, polarisation des débats, crise de confiance et de représentativité, concentration des médias et accumulation des pressions sur les médias publics ou indépendants, etc. A tel point que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a attiré en juin dernier l’attention sur les menaces qui pèsent en France en matière de réduction de l’espace civique. Un espace pourtant essentiel à l’exercice de la démocratie, et donc à l’expression de toutes les voix, de toutes les autres causes. Au cœur de ces enjeux démocratiques, notamment, se trouve la question de l’indépendance et du financement des médias.

Pourtant, les sujets restent un relatif angle mort en termes de financements philanthropiques ou de mécénat. Ainsi, selon l’Observatoire de la Philanthropie de la Fondation de France, moins de 2 % des fonds et fondations français ont pour domaine d’activité principal la démocratie ou le pluralisme (la plupart agissant à l’étranger). Quant aux montants alloués à la cause, ils sont trop epsilonesques pour être comptabilisés… La plupart des grandes fondations internationales, et notamment américaines, qui soutenaient historiquement la cause, ont coupé leurs financements en Europe de l’Ouest ces dernières années. Résultat : une cause qui est de plus en plus cruciale… mais qui n’a pas les moyens de se défendre.

Pourquoi si peu de financements ? D’abord parce que la démocratie est souvent perçue comme un acquis dans les pays occidentaux. Que la France – pays des Droits de l’Homme ! – ait désormais besoin de faire de ces sujets une cause nationale, une cause qui en plus nécessite de mobiliser largement des fonds, reste difficile à accepter dans l’inconscient collectif. « La démocratie, c’est comme l’air, résumait Perrine Daubas, fondatrice du média indépendant Kometa, en clôture du webinaire. Tant qu’on respire on ne rend pas compte à quel point c’est fondamental ». C’est une cause, un peu invisible donc, et qui, finalement, affine depuis peu de temps ses argumentaires, ses stratégies de financement, et ses outils de mesure d’impact. C’est une cause en structuration, avec des acteurs aux effets qui semblent diffus, et qui peut donc très vite apparaître comme peu cruciale dans les arbitrages philanthropiques face à des sujets « établis » comme la santé, le social, l’ESR, etc.

Du côté des médias, « un point de bascule est arrivé en janvier 2015 suite aux attentats contre l’équipe de Charlie Hebdo quand la liberté de la presse est devenue tangible pour le grand public. », relate Perrine DaubasNéanmoins,pour la cause démocratique, le chemin de conviction des mécènes ou philanthropes reste encore largement entravé par la tendance à confondre politique, au sens large du terme, et partisan, au sens des partis politiques. Un risque d’amalgame qui a ainsi poussé le Fonds pour la démocratie, récemment créée, à border très clairement son cadre d’action : droits fondamentaux, accès à l’information fiable, participation citoyenne… Comme le résumait Mathilde Rivoire-Dufont : « Il faut distinguer les dynamiques partisanes du rôle légitime de la société civile dans la vie démocratique. » Cette clarification est fondamentale pour rassurer les mécènes, tout comme les organisations bénéficiaires du Fonds pour la Démocratie.

Pour amplifier leur action, les médias et les organisations engagées sur ces sujets, ont été amenés à développer une diversité de modèles économiques particulièrement instructive pour des fundraisers en quête de diversification des ressources.

The Conversation France fonctionne ainsi selon un modèle original fondé sur un partenariat étroit avec le monde académique. Sa rédaction, composée de 18 journalistes, valorise l’expertise des enseignants-chercheurs pour éclairer l’actualité. Les cotisations des établissements d’enseignement supérieur représentent la majorité de ses ressources. Le média bénéficie également de subventions publiques liées à sa reconnaissance d’intérêt général. Mais depuis deux ans, la part des dons des lecteurs progresse fortement, portée par une communauté engagée. Du côté des messages de collecte, Caroline Nourry l’assume : « ceux centrés sur l’indépendance et la liberté de l’information fonctionnent le mieux », amenant l’équipe à argumenter sur la défense de l’indépendance éditoriale plutôt que sur des projets ponctuels, ce qui renforce le lien entre le média et sa base de lecteurs.

Kometa, revue d’information indépendante, avec un fort ancrage narratif, photographique et culturel, mise pour sa part sur un mix innovant de financements, qui combine mécénat, investissement à impact ou encore dispositifs de « matching grants ». Ces soutiens permettent de financer des reportages exigeants, des sujets peu couverts par les médias traditionnels. Pour préserver son indépendance, Kometa a instauré des mécanismes juridiques séparant clairement capital et pouvoir éditorial. Les fondateurs conservent la maîtrise des décisions malgré un capital limité. Les investisseurs financent le projet sans pouvoir influer sur les contenus.

Le Fonds pour la démocratie occupe une place singulière en agissant comme un redistributeur philanthropique dédié aux enjeux démocratiques. Créé en 2024, le fonds a déjà soutenu treize associations avec des engagements pluriannuels. Son amorçage repose sur de grands dons ayant permis de réunir deux millions d’euros. L’objectif est d’atteindre dix millions pour stabiliser durablement l’écosystème. Alors que le retrait récent de financeurs internationaux a renforcé le besoin d’un acteur national structurant, le Fonds se positionne ainsi comme un pilier émergent de la philanthropie démocratique en France.

Il y a aussi des points communs à ces trois organisations qui illustrent, chacune à leur manière, la créativité nécessaire pour financer durablement la démocratie et le pluralisme. D’abord, il faut effectuer un travail très approfondi sur les questions éthiques, notamment en matière de mécénat, particulièrement indispensable dans ce secteur pour garder la confiance des soutiens. Ensuite, il faut mener une réflexion poussée sur la question de l’évaluation de leurs impacts, pas toujours facile, et sur les narrations associées à ces impacts. C’est un atout de storytelling que les médias ont par essence dans leur manche ! Enfin, des approches centrées sur la coopération, la co-construction, les coalitions, constituent à la fois des leviers majeurs pour consolider la cause, et des facteurs profonds de sa légitimation.

Alors que la cause démocratique se révèle comme un enjeu transversal – aucune autre cause ne pouvant progresser durablement sans un espace civique ouvert et une presse libre – ces trois structures démontrent enfin que la collecte de fonds ne peut plus se limiter à une logique de projet. Désormais, elle doit porter une vision, une exigence éthique et une capacité à inventer des modèles hybrides capables de résister aux assauts de l’époque. C’est une leçon pour tous les fundraisers, et un appel à leur engagement aux côtés de cette cause, mère de toutes les autres. Pour voir ou revoir l’intégralité du Webinaire « Philanthropie et fundraising au cœur des enjeux de démocratie et de la liberté de la presse », c’est par ici.