PAROLE DE DONATEUR. ANNE BOUVEROT :Présidente du comité de campagne de la Fondation de l’Ecole normale supérieure (ENS)
18 mars 2021
Après une carrière principalement menée dans le secteur des nouvelles technologies, Anne Bouverot a pris la Présidence du Conseil d’Administration de Technicolor en 2019. Baignée dans la culture anglo-saxonne, professionnellement mais aussi de par les origines canadiennes de sa mère, elle s’est naturellement dirigée vers la philanthropie. Auprès de son Alma Mater, et de la Fondation de l’ENS, dont elle préside le comité de campagne, mais aussi en créant la Fondation Abeona, qui œuvre pour mettre l’Intelligence Artificielle au service de la justice et de l’égalité. Abeona, à la fois une déesse romaine invoquée par ceux qui partent en voyage ou prennent un nouveau départ, qui protège également les enfants lorsqu’ils quittent la maison de leurs parents… et le nom d’un papillon. Autant d’auspices bienheureux pour cet entretien.
Dans cette période bouleversée par la crise qui touche également le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche (précarité des étudiants, recherche française remise en question…), quelle est votre analyse de la situation économique et de son impact sur le mécénat ?
Evidemment, la crise sanitaire et ses effets économique impacte les donateurs. Mais pas nécessairement négativement. Comme pour les entreprises où certains secteurs sont très touchés – le tourisme, les hôtels-restaurants, la culture… – alors que d’autres sont en très forte croissance : tout ce qui touche au numérique notamment, ce qui permet de travailler, de se former, de se divertir, de garder lien tout en restant chez soi. Ce double mouvement, c’est ce que les économistes appellent la reprise en « K », avec deux branches, pour une reprise différente selon les secteurs. Ce qui est vrai pour les entreprises, l’est donc aussi pour les individus : certaines personnes sont dans une situation financière difficile et d’autres ont vu leur patrimoine augmenter. Ces évolutions aléatoires invitent à particulièrement bien regarder le profil de ses donateurs, historiques ou cibles, afin de comprendre où ils se situent. Comment la crise les impacte leur capacité financière, leur réputation et de leurs priorités, afin de les approcher au mieux. Vont-ils être capables de donner autant, ou significativement moins… ou peut-être significativement plus ? L’autre sujet, c’est de vraiment se demander pourquoi on les sollicite. Il me semble qu’il faut être plus que jamais convaincant et crédible sur les projets qu’on leur présente. Les donateurs et surtout ceux dont les ressources sont issues de la technologie et du numérique cherchent à s’engager sur des projets concrets, visibles, avec des objectifs clairs dans lesquels ils peuvent se retrouver et qu’ils vont souhaiter discuter.
Pour convaincre, faut-il autant que possible passer ces projets au filtre de la crise, se recentrer autant que possible sur les sujets du moment ?
Je ne crois pas qu’il faille absolument se concentrer sur la crise et le court terme, au contraire, il est important de continuer à regarder loin et de parler de ses axes usuels de collecte, mais il est impossible de ne pas faire comme si la crise n’existait pas. Notamment concernant tous les projets dans le domaine de la recherche, il me semble que c’est crucial. Plus que jamais les donateurs ont vu cette année à quel point c’est vital. Sur la question des vaccins, le fait de ne pas réussir à avoir rapidement un vaccin au Pays de Pasteur et de Sanofi, un pays qui forme des chercheurs de renommée mondiale, dont beaucoup partent à l’étranger cela démontre que nous avons une excellente capacité de formation, mais pas assez de moyens pour permettre aux chercheurs de poursuivre leurs travaux. Cette contextualisation peut vraiment aider à convaincre. L’autre sujet dont il faut parler, ce sont les étudiants. La crise a vraiment fait augmenter leur précarité, économique mais aussi psychique, notamment pour ceux qui débutaient un cursus et ont souvent été très solitaires. Il est important de s’y attacher à la fois pour voir comment soutenir les étudiants en tant que personnes aujourd’hui, mais aussi pour les professionnels qu’ils seront demain. Déjà, avant la crise, on sentait bien avec quelle rapidité les choses changent et que l’on aura de moins en moins un métier pour la vie. La technologie impacte tous les métiers, des radiologues aux contrôleurs financiers. Tout le monde devra se re-former au cours de sa vie, réapprendre son métier ou en changer. Pour cela, l’enseignement supérieur doit avoir appris à apprendre, et avoir laissé un bon souvenir. Si l’expérience est négative, on n’aura pas forcément envie d’y revenir ! C’est important de consacrer du temps à ces sujets, à l’innovation et à la modernisation pédagogiques.
Pensez-vous que la philanthropie individuelle risque d’être impactée positivement ou négativement par la crise ? Est-elle en mutation ?
Les situations sont variées, je l’ai déjà dit, mais pour ceux et celles qui sont les « gagnants » de cette crise, que ce soit parce qu’ils ont beaucoup épargné ou parce qu’ils dirigeaient des entreprises qui ont pu fortement se développer dans le contexte, se pose la question de comment contribuer ? Comment rendre cette « bonne fortune » ? De plus en plus de personnes veulent partager et rendre un peu de ce que la vie leur a apporté : c’est la notion de « Give Back ». Cela peut venir de gens qui ont de grandes capacités ou de gens qui peut souscrire à un plus modeste prélèvement mensuel au profit d’une cause qui les touche. Nous n’avons pas été élevés dans cette culture en France. Aux USA, dès l’école primaire, les enfants sont incités à courir pour une cause, à vendre des biscuits pour une association. Mais il y a en France de plus en plus de gens qui s’engagent dans la philanthropie, qui s’emparent des sujets, avec beaucoup d’énergie. C’est le cas de l’ensemble du comité de campagne de l’ENS. Dans le cadre de la campagne de l’ENS, nous avions début 2020, une base d’environ 400 donateurs fidèles. Ensemble, nous avons travaillé ce fichier et recontacté d’autres anciens C’est un travail très chronophage et qui nécessite de comprendre quel est leur attachement à l’ENS, leur désir de contribuer et sur quels types de sujets. Certains sont attachés au fait de renforcer la diversité, notamment sociale, et souhaitent financer des bourses. D’autres souhaitent contribuer dans leur domaine d’études, que ce soit l’intelligence artificielle, la biologie ou les humanités. D’autres encore sont intéressés par les projets de patrimoine ou par la bibliothèque de l’ENS dont ils gardent un souvenir ému. Ce travail a donné des résultats qui ont dépassé nos espérances. Malgré le contexte, nous avons réussi à concrétiser des dons avec 80 nouveaux donateurs.
Peut-être parce que dans le contexte, agir, notamment par le don, est un peu un anxiolytique ?
Je n’y avais pas pensé comme cela, mais sûrement ! Les plaisirs se font plus rares. On peut moins voyager, moins voir ses proches. Donc s’engager, donner, et le fameux « giving glow » que procure le don, sont certainement un peu des remèdes à la morosité.
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